L’été étant terminé, je souhaitais publier une nouvelle « histoire derrière » avant que mon emploi du temps ne soit trop chargé par mes activités de l’automne 2022. Au lieu d’une histoire basée sur une photographie de Liszt, je propose l’histoire derrière une statue de Liszt que l’on peut voir où je réside, dans la ville de Toronto au Canada.
Récemment, je me trouvais dans la célèbre salle de concert de Toronto, Koerner Hall, qui fait partie du Royal Conservatory of Music (maintenant appelé Oscar Peterson School of Music), pour une répétition. Quelque part dans le bâtiment, on peut admirer une statue de Liszt. J’ai posté des photos sur les réseaux sociaux. Intrigués, certains de mes amis lisztiens en France m’ont demandé plus de détails.
Cette statue est une sculpture de 2,25 m (7 pieds) de haut. Elle a été offerte au Royal Conservatory of Music en 2014 par le donateur canado-hongrois Tamás Fekete, qui avait également fait don d’une statue en bronze de Béla Bartók à l’école quelques années auparavant. La sculpture de Liszt a été commandée à un artiste hongrois, Géza Stremeny, célèbre pour ses statues du Premier ministre hongrois, le comte István Bethlen, au château de Buda, et du comte Lajos Batthyány, chef du premier gouvernement de Hongrie, sur la place de Budapest portant son nom. La statue de Liszt a été transportée au Canada par voie aérienne, où elle a été inaugurée dans le bâtiment du Conservatoire. Lors de la cérémonie, l’un des orateurs était l’expert canadien de Liszt Alan Walker, connu pour sa biographie très complète de Franz Liszt en trois volumes. (1)
Le Royal Conservatory of Music, d’abord appelé Toronto Conservatory of Music, a été fondé en 1886, l’année de la mort de Liszt. Le Dr Peter Simon, qui a été nommé président du Royal Conservatory en septembre 1991 et qui est toujours le PDG de l’école aujourd’hui, est un Canadien d’origine hongroise.
Dans sa biographie, Alan Walker raconte l’histoire d’un portrait de Liszt qui a été envoyé à Toronto comme cadeau du compositeur à la fabrique de pianos Mason & Risch. Je reproduis ici l’extrait complet (2) :
Paul von Joukowsky (…), dont on chantait les louanges pour ses décors scénographiques de Parsifal, avait suivi Liszt depuis Bayreuth [en 1882] pour peindre son portrait. Le tableau avait été commandé par Liszt lui-même comme cadeau au fabricant de pianos Vincent Risch, qui avait récemment rencontré Liszt et lui avait offert l’un des premiers pianos à queue fabriqués par sa firme torontoise, Mason and Risch.
Note 16 : Bien que la firme Mason and Risch fabriquait depuis longtemps des pianos droits et carrés, elle n’avait jamais fabriqué de pianos à queue. Sous les encouragements de Liszt, ils produisirent leur premier modèle en avril 1882. Risch fut ravi du résultat et dit à Liszt que le piano se distinguait par sa richesse, son ampleur et sa puissance. Lorsque Liszt a manifesté son intérêt pour tester l’instrument, Risch lui a envoyé un deuxième modèle, qui a été livré à Weimar le 19 septembre 1882. Après avoir joué dessus pendant plus de deux mois, Liszt a dit à Risch : « Je trouve le piano à queue Mason & Risch, que vous avez envoyé, excellent, magnifique, inégalé. Les Artistes, les Juges et le Public seront certainement du même avis. (Cette lettre, datée du 10 novembre 1882, est reproduite dans une publicité de Mason & Risch dans le Toronto Globe du 18 décembre 1883.) Liszt a par la suite offert l’instrument à Carl Gille. (Voir LL, p. 156–57.)
Liszt avait déjà accordé à Joukowsky plusieurs séances. À la fin de l’année, le tableau était terminé et tous ceux qui le voyaient étaient frappés par sa ressemblance avec le compositeur. Joukowsky a été convaincu par Charles Alexandre de faire une copie pour dépôt à la galerie d’art de Weimar, ce qui a nécessité un court délai avant que l’original puisse être expédié à Toronto. Lorsqu’il est arrivé, Risch l’a fait accrocher dans ses salles d’exposition, où il a suscité un vif intérêt local.
Note 17 : Le portrait est arrivé à Toronto le 5 septembre 1883. Vincent Risch a écrit à Liszt : “Pendant des semaines, la société torontoise est venue par milliers dans notre salle, enlevant leur chapeau devant le portrait, semblant aussi sérieux que s’ils se rendaient à l’église. Les hommes viennent contempler ces traits connus, admirés et vénérés… Ce portrait, d’un naturel si saisissant, a établi le talent de l’artiste, et nous fait tous sentir que vous, cher maître, êtes parmi nous ; et le Canada se sent plus riche et plus heureux à l’idée de vous posséder… » (WFLR, pp. 189-190) Voir aussi la lettre de Liszt à Risch sur ce sujet. (LLB, vol. 2, p. 346)
La firme Mason et Risch a continué à capitaliser sur le portrait de Liszt pendant plusieurs années. À l’Exposition de Toronto de 1887, leur stand était dominé par le tableau, qui leur était offert “en reconnaissance de l’excellence d’un pianoforte envoyé à [Liszt] à Weimar par ces messieurs”. (Toronto Daily Mail, 10 septembre 1887)
Le portrait est resté dans la salle d’exposition du facteur de piano à Toronto jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’entreprise a été mise en liquidation. Entre-temps, le tableau est devenu propriété privée en Amérique. (Il a souvent été attribué à tort au Conservatoire de musique de Toronto, qui n’en a jamais été le propriétaire.) Heureusement, la firme d’Alfred Krupp, à Essen, a réalisé une bonne copie du portrait aujourd’hui reproduit dans de nombreuses iconographies de Liszt (voir BFL, p. 286). Et qu’est devenue la deuxième toile que Joukowsky a peinte pour le grand-duc ? Celui-ci, aussi, a trouvé son chemin vers Vincent Risch à Toronto, et a été exposé par lui à l’exposition coloniale de Londres à l’été 1886. Cette peinture, qui est maintenant en la possession d’un propriétaire privé dans le sud de l’Ontario, n’a été identifiée que en 1993. (3)
Un rapport encore plus détaillé de 25 pages sur la relation entre Liszt et la fabrique de pianos a été publié par Geraldine Keeling dans son chapitre intitulé “Liszt and Mason & Risch” dans New Light on Liszt and His Music: Essays in Honor of Alan Walker’s 65e anniversaire. (4) L’article donne de nombreux détails sur la firme et les deux hommes qui lui ont donné son nom. Des informations de base sur Mason & Risch peuvent être trouvées ici :
- Carl Morey, L’Encyclopédie Canadienne, dernière modification le 13 décembre 2013. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/mason-risch-emc
- Antique Piano Shop (en anglais). https://antiquepianoshop.com/online-museum/mason-risch/. La page contient des photos de publicités et l’un des pianos de la firme.
(1) György Lázár, “Liszt statue in Toronto”. Hungarian Free Press, 25 December 2014. https://hungarianfreepress.com/2014/12/25/liszt-statue-in-toronto/. A noter que la traduction française de la biographie de Liszt par Walker publiée chez Fayard tient uniquement en deux volumes, contrairement à la version originale anglaise.
(2) Alan Walker, Franz Liszt Volume 3: The final years, 1861-1886. Knopf, 1996. Chapitre: Nuages gris. III. Je ne possède pas le volume en français de chez Fayard, je propose donc ma traduction.
(3) Les acronymes utilisés dans les notes sont les suivants :
BFL: Burger, Ernst. Franz Liszt: A Chronicle of His Life in Pictures and Documents. Traduit en anglais par Stewart Spencer. Princeton, 1989.
LL: Living with Liszt: The Diary of Carl Lachmund, an American pupil of Liszt, 1882–1884. Edité, annotaté, et introduit par Alan Walker. Stuyvesant, N.Y., 1995.
LLB: La Mara, ed. Franz Liszts Briefe. 8 vols. Leipzig, 1893–1905. 1: Von Paris bis Rom. 2: Von Rom bis ans Ende. 3: Briefe an eine Freundin. 4, 5, 6, 7: Briefe an die Fürstin Carolyne Sayn-Wittgenstein. 8: Neue Folge zu Band I und II.
WFLR: Wohl, Janka. François Liszt: Recollections of a Compatriot. Traduit en anglais par B. Peyton Ward. Londres, 1887.
(4) Michael Saffle et James Deaville, Analecta Lisztiana II: New Light on Liszt and His Music: Essays in Honor of Alan Walker’s 65th Birthday. Pendragon Press, 1997.